Ali-Ben-Sou-Alle
Un mystérieux saxophoniste du 19° Siècle
Le 19° siècle, bien que proche de nous, nous
réserve encore bien des surprises. Ainsi ai-je découvert, par hasard,
l'existence d'un saxophoniste dont le travail mérite d'être connu :
Ali-Ben-Sou-Alle. Personnage insolite et original, il
fut saxophoniste, compositeur, éditeur, mais aussi inventeur, puisqu'il apporta
au saxophone quelques modifications importantes.
Ali-Ben-Sou-Alle, de
son vrai nom Charles-Jean-Baptiste Soualle, est né à
Arras en 1824. Ses études au Conservatoire de Paris se concluent par un 1° Prix
de clarinette en 1844. Nommé directeur de la musique des troupes de marine au
Sénégal, il devient ensuite clarinettiste à l'orchestre de l'Opéra Comique. Lorsque surviennent les évènements de 1848,
il se réfugie en Angleterre, où il remplit la fonction de clarinette solo au
théâtre de la reine.
C'est à cette même période qu'il étudie le
saxophone. Se rendant compte de certaines imperfections de ce nouvel
instrument, il y apporte quelques modifications : adoption d'une clé d'octave
unique (le système actuel), adjonction de clés facilitant le doigté des notes graves si b, si, do, do# (brevets : 1860/61). Notons qu'il
donne à ce saxophone amélioré le nom de turcophone. Fort de ces améliorations techniques, Ali-Ben-Sou-Alle devient en peu de temps un véritable virtuose, et
"tire de son turcophone des effets jusqu'alors inconnus".
L'aura dont il bénéficie à l'époque est bien rendu par les
extraits de presse suivants :
"Le saxophone,
— ce délicieux instrument qui seul aurait suffi à faire la réputation de
Sax si d'autres créations non moins importantes n'avaient déjà assigné une
place hors ligne à cet éminent facteur, — vient d'obtenir un véritable
triomphe au concert de l' "Union musicale".
Le morceau exécuté par M. Soualle ne figurait pas sur
le programme, et son succès, pour ainsi dire improvisé, n'en a été que plus
flatteur pour l'instrument comme pour l'artiste. On savait que le saxophone
avait un timbre mordant, velouté, et d'une suavité incomparable;
qu'il était conséquemment tout-à-fait favorable aux développements d'un chant
large, d'une mélodie expressive; mais qu'il fût également propre aux notes
détachées, aux dessins les plus compliqués, aux mouvements les plus rapides,
voilà ce que M. Soualle nous a prouvé : aussi les
bravos ont accueilli le thème et chacune des variations de sa fantaisie. Une
clarinette, une flûte, n'auraient pas fait mieux. Nous ne doutons pas qu'après
cette épreuve décisive, d'habiles virtuoses ne s'empressent d'adopter un
instrument qui leur promet de produire de nouveaux effets."
"Revue et Gazette Musicale" de 1851
"Deux
brillants concerts en cinq jours, et cela par une chaleur de 30 degrés : c'est
un véritable phénomène auquel nous venons d'assister et on n'avait pas eu
d'exemple encore à Pondichéry. On dit même qu'un certain nombre de personnes,
craignant sans doute de ne pas trouver place dans les salons, avaient envahi la
toiture des dépendances du cercle (…) C'est que l'attrait était si grand! C'est que nous avions lu dans les journaux
d'Australie, de Calcutta, de Madrid, et aussi dans ceux de Paris, de tels
récits du merveilleux talent d'Ali-Ben-Sou-Alle, que
chacun s'était empressé d'entendre le célèbre artiste. Aujourd'hui, nous
pouvons l'apprécier en pleine connaissance de cause, et c'est pour nous un
devoir de déclarer qu'il possède un talent hors ligne. Nous l'avons entendu
avec le plus grand plaisir sur ses divers instruments : le turcophone (NDLR :
alto ?), le turcophono (ténor ?), le turcophonini (soprano ?), la grande et la petite clarinette
(…) ainsi que comme chanteur.
Les différents types de turcophones d'Ali-Ben-Sou-Alle
sont à peu de chose près les saxophones, déjà connus depuis quelques années; c'est donc par erreur que les journaux lui en ont
attribué l'invention. (…) Quand ceux-ci parurent, ils présentaient des
difficultés, telles que peu d'éxécutants purent jouer
de ces instruments avec la précision qu'ils exigeaient, et surtout en tirer la
qualité de sons qu'ils peuvent produire. Notre artiste fut le premier qui, sous
la direction de M. Sax lui-même, et sous les yeux de MM. Berlioz, David et de
quelques professeurs et compositeurs célèbres, en obtint les merveilleux effets
que nous connaissons à présent. (…) Il s'est livré avec ardeur à leur
étude, il se les est appropriés, en quelque sorte, et nous devons reconnaître
qu'il y a parfaitement réussi. Sur ces divers instruments, Ali-Ben-Sou-Alle joue sa propre musique, et composition et exécution ne
laissent rien à désirer. Il n'est pas possible d'imaginer quelque chose de plus
doux et de plus suave que les sons qu'il tire de son Turcophone. (NDLR : suit
la description du programme)
Quel que soit l'instrument qui serve d'interprète à sa pensée, on reconnaît
dans Ali-Ben-Sou-Alle le véritable artiste.
L'inspiration et le génie se peignent sur ses traits, et son âme tout entière
vient se fondre en sons harmonieux. Somme toute, nous (lui) devons deux
délicieuses soirées, et il nous en promet pour dimanche soir une troisième. La
générosité est chez lui la compagne du talent, car avant de quitter Pondichéry,
il nous donne un concert au bénéfice de la famille d'un artiste aimé des
habitants de notre ville que nous venons de perdre récemment. Les salons du
gouvernement seront mis à la disposition de l'artiste pour cette fête de
bienfaisance. Ali-Ben-Sou-Alle a été parfaitement
secondé par MM. Defries, Chevalier et Laville (NDLR : 3 pianistes ?!?)."
Article du "Moniteur officiel des établissements Français en
Inde", repris par la "Revue et Gazette Musicale de Paris", 1857.
Dès lors, Ali-Ben-Sou-Alle commence à parcourir les
capitales Européennes. Son succès grandissant, il embarque pour "des contrées
lointaines et à demi-sauvages", où il parvient à donner des concerts. Il
visite successivement l'Australie, la Nouvelle-Zélande (où dit-on, un bâtiment
de la marine porte son nom), puis Manille, Java, Canton, Macao, Shanghaï, Calcutta, pour finalement se poser à Mysore, dans
l'Indoustan. Il y est chef de la Musique du Radjah,
tout en obtenant le titre de Chevalier Royal de Mysore. A cette même époque, il
se convertit à l'Islam et adopte définitivement le nom d'Ali-Ben-Sou-Alle (cf. : gravures d'époque).
Après quelques années, il se remet en route et parcourt l'Ile Maurice, la
Réunion, le Cap de Bonne Espérance, Cap Natal, puis revient à Mysore. La
révolution des Indes éclate en 1858, après son retour, et il échappe de
justesse à la mort.
Mais, sa santé s'étant quelque peu délabrée, il revient en Europe pour y être
soigné. Le 27 mars 1865, il donne un concert aux Tuileries, en présence de la
famille Impériale. Il joue égale ment en Angleterre
devant le Prince de Galles cette même année. A cette occasion, Ali-Ben-Sou-Alle remet au Prince "The Royal Album", livret
contenant des compositions évoquant chacun de ses voyages (série de
compositions ayant pour titre "Souvenirs de … ", qu'il éditera
en France en 1861). Malheureusement, les informations concernant Ali-Ben-Sou-Alle s'arrêtent après 1865. Cela coïncide avec le début du
long déclin que connaîtra le saxophone après le Second Empire.
Etrange et mystérieux saxophoniste, Ali-Ben-Sou-Alle fut un avant-gardiste, travaillant sans relâche à la
création d'un répertoire (plus de 40 compositions), et à l'amélioration de son
instrument.
Fabien Chouraki
(extraits d'un article paru dans le bulletin n°47 de l'As Sa Fra, novembre
1995)